À la veille du coup d’envoi de la CAN 2025, la limitation de la diffusion gratuite relance un débat de fond sur l’avenir de l’accessibilité du tournoi. Entre logique économique, tensions politiques et paradoxes médiatiques, l’accès au football africain se redessine. Décryptage d’un basculement aux enjeux multiples.
La séquence a quelque chose de difficilement défendable, même pour les meilleurs communicants. D’un côté, la Confédération africaine de football (CAF) se félicite d’avoir placé la CAN 2025 dans « chaque foyer » britannique : au Royaume-Uni, Channel 4 diffusera gratuitement l’intégralité des 52 matchs, une première. De l’autre, sur le continent qui donne son nom à la compétition, une partie des chaînes publiques d’Afrique subsaharienne se heurte à un plafond : 33 matchs en clair, pas davantage.
« On sait que les Anglais vont regarder à peine quelques rencontres, souffle, mi-ironique mi-amer, un directeur général d’une chaîne francophone, membre du collectif des diffuseurs contestataires, qui a requis l’anonymat auprès d’Afrik-Foot. Mais nous, en Afrique, les gens réclament ces matchs. Et on ne leur donne même pas la possibilité de tout avoir en free-to-air. Le paradoxe, pour nous, relève du mépris. »
CAF and Channel 4 agree historic deal that will see all 52 TotalEnergies CAF African Cup of Nations Morocco 2025 matches available on Free-to-Air in the UK.
— CAF Media (@CAF_Media) December 3, 2025
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Derrière la formule, une interrogation dépasse le simple débat de quotas : la Coupe d’Afrique des nations bascule-t-elle, à son tour, vers un modèle “premium” – à l’image de certaines grandes compétitions européennes – où l’accès complet devient un privilège payant ? Pour le comprendre, il faut revenir à la mécanique des droits, aux équilibres économiques revendiqués par la CAF et aux rapports de force qui redessinent le marché audiovisuel africain.
Dans un dossier saturé de lectures contradictoires, un point fait consensus chez les acteurs interrogés : le nombre de matchs accessibles en clair n’est pas décidé par les diffuseurs, mais par la CAF elle-même. « C’est la CAF qui fixe le nombre de matchs à diffuser en clair dans ses guidelines », nous explique Me Louis Biyao, avocat au barreau de Paris, conseil et porte-parole de New World TV. Ces guidelines correspondent aux lignes directrices contractuelles arrêtées par l’instance, qui encadrent l’exploitation des droits avant même leur commercialisation.
New World TV, choisi en 2023 pour gérer la commercialisation des droits sur 46 pays d’Afrique subsaharienne, exécute ensuite ce cadre à travers des sous-licences vendues aux télévisions nationales.
Cette architecture marque une rupture par rapport aux schémas antérieurs, où l’Union africaine de radiodiffusion (UAR) jouait un rôle central dans la commercialisation sur le continent. Désormais, les chaînes publiques négocient dans un système à deux étages : un agent mandaté par la CAF, puis des sous-licences territorialisées, assorties d’obligations techniques (géoblocage, modalités de réception du signal, règles publicitaires).
« Nous sommes responsables de ce que feront les chaînes sous-licenciées. Si un piratage survient faute de géoblocage, la CAF se retournera d’abord contre nous », précise Me Biyao, évoquant un séminaire organisé à Lomé en novembre 2025 pour préparer les diffuseurs à l’exploitation des droits.
Dans ce cadre, le quota a bougé à la marge récemment : la CAF a consenti, cette semaine, un léger ajustement en portant le package de 32 à 33 matchs en clair, une information confirmée à Afrik-Foot par Me Biyao, qui y voit « un geste destiné à apaiser les tensions ».
De la grande fête populaire à la CAN “premium” et inaccessible ?
Sur le principe, le raisonnement de la CAF s’inscrit dans une tendance mondiale : segmenter les droits entre une offre gratuite à vocation sociale et une offre payante plus rémunératrice. Me Biyao résume ainsi la philosophie : « Les ayants droit valorisent une partie en clair, mais la plus grande partie en payant, pour générer davantage de moyens, car l’organisation coûte cher et les droits financent aussi le soutien aux fédérations. »
Ce discours, les diffuseurs africains le connaissent. Ce qu’ils contestent, c’est son application jugée brutale dans un environnement où la télévision gratuite reste, dans de nombreux pays, le principal accès au sport, et où la CAN conserve une dimension sociale particulière. Un directeur général francophone insiste sur une différence structurelle : « En Europe, l’Euro ou la Ligue des champions sont financés par l’UEFA, les fédérations et les sponsors. Chez nous, les États financent massivement : infrastructures, logistique, parfois même le fonctionnement des sélections. On ne peut pas faire payer deux fois le contribuable : une fois pour financer, une autre pour regarder. »
Le débat renvoie ainsi à une question de fond : une CAN “premium” est-elle compatible avec le récit populaire et panafricain de la compétition ? Pour beaucoup de responsables de chaînes, la CAN ne se résume pas aux matchs de “son” équipe. Elle est aussi un spectacle continental, où l’on veut voir les voisins, les stars et les affiches majeures.
Cette controverse des droits TV de la CAN s’inscrit également dans une dimension linguistique parfois sensible. Un autre directeur général de chaîne francophone rappelle un fait souvent passé sous silence : lors de la CAN 2023, disputée début 2024, les règles n’étaient pas uniformes. « Dans les pays francophones, c’était 28 matchs, puis 30. Dans certains pays anglophones, il y avait la possibilité d’avoir tous les matchs en clair », indique-t-il.
Pour la CAN 2025, la CAF a, selon les interlocuteurs, harmonisé le cadre : la limitation concerne désormais aussi l’espace anglophone. Mais plusieurs diffuseurs y voient une “harmonisation” réalisée dans le sens le plus restrictif : plutôt que d’élargir l’accès, le plafond a été étendu à tous.
Canal+ et la SABC pointés du doigts
Dans cette uniformisation, un cas continue d’alimenter les discussions : la SABC, chaîne publique sud-africaine, a annoncé pouvoir proposer l’intégralité des 52 matchs en clair. Plusieurs dirigeants de télévisions africaines interrogés s’en étonnent, d’autant que le président de la CAF, Patrice Motsepe, est Sud-africain. De là à conclure à une faveur, le pas ne peut être franchi sans éléments vérifiables. Mais l’existence même de cette exception nourrit interrogations et défiance.
Impossible, enfin, d’écarter le contexte de marché. L’arrivée de New World TV, qui a bousculé des équilibres en raflant de grands lots de droits, notamment ceux de la Coupe du monde 2022 en Afrique subsaharienne, s’inscrit dans un secteur en pleine recomposition.
La fusion, actée en septembre 2025, entre Canal+ et MultiChoice, acteur majeur de la télévision payante en Afrique anglophone, est perçue par de nombreux observateurs comme un tournant : une entité capable de négocier plus globalement, de peser sur les prix et, potentiellement, de verrouiller certains contenus premium.
Sur ce point, certains dirigeants de chaînes accusent Canal+ d’avoir exercé des pressions pour limiter l’accès en clair et capter l’audience via l’offre payante. Ces propos existent, ils nourrissent la contestation, mais restent difficiles à établir publiquement à ce stade. La réalité la plus tangible, elle, se lit dans les effets économiques décrits par les chaînes publiques : baisse d’attractivité publicitaire, annonceurs tentés de suivre « l’intégrale » là où elle se trouve, difficultés à amortir le coût des droits si l’audience migre vers le payant. « Quand tous les matchs sont au même endroit, l’annonceur suit naturellement », résume un directeur général précédemment mentionné.
Promouvoir la CAN à l’international, limiter son accès en Afrique…
Dans le même temps, la CAF revendique une politique de visibilité internationale : multiplier les accords de diffusion hors du continent pour accroître le rayonnement de la CAN. L’accord avec Channel 4 donc, présenté comme « historique », s’inscrit dans cette stratégie. Il produit toutefois un effet paradoxal : offrir en Europe un accès gratuit intégral, pendant que l’Afrique débat d’un plafond.
Sollicitée par Afrik-Foot sur cette configuration et sur les demandes du collectif de chaînes africaines, la Confédération africaine de football n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Dans le sillage de ce feuilleton, une certitude apparaît : le mouvement de marchandisation des compétitions atteint la CAN avec davantage de netteté qu’auparavant. Les défenseurs de ce modèle rappellent que sans revenus solides, aucune confédération ne peut financer durablement son écosystème. Les diffuseurs publics rétorquent qu’on ne peut appliquer un modèle « à l’européenne » sans tenir compte des réalités africaines – sociales, économiques, mais aussi culturelles.
Dans les jours qui viennent, lorsque le ballon roulera dans le Royaume chérifien, une partie du public africain suivra sans se poser de questions. L’autre découvrira, plus concrètement, la nouvelle règle du jeu : la CAN reste visible, mais l’intégralité, elle, se négocie et se paie. Ce simple déplacement suffit à poser la question centrale : si la CAN devient un produit premium, que perd-elle de son identité populaire ?

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